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Les enjeux politiques de l’histoire coloniale (2009)

Catherine Coquery-Vidrovitch est « Mama Africa » [1], la grande dame des études africaines en France, reconnue internationalement et toujours active. Il n’est pas de sujets liés à l’histoire de l’Afrique et de la colonisation sur lesquels elle n’a pas publié au cours de sa longue carrière. Aussi lorsque le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) [2] publie sous sa plume un livre consacré aux enjeux politiques de l’histoire coloniale [3], cela mérite plus qu’un coup d’œil.

L’introduction donne son sens à l’ouvrage, précisant que « l’identité nationale est un produit historique, c’est à dire une réalité construite dans l’histoire et ancrée dans l’histoire. (…) A l’époque coloniale, la justification de la “mission colonisatrice” fut indissociable de la construction de l’identité française. » (p. 16).
L’auteure présente une historiographie de l’histoire coloniale, depuis les premiers temps coloniaux jusqu’aux « subaltern studies » venues du sous-continent indien. La critique universitaire de la colonisation remonte seulement aux années 1950 [avec Charles-André Julien, Henri Brunschwig, Pierre-François Gonidec…], même si Charles-André Julien avait commencé plus tôt. C’est lui qui formera la première génération d’historiens anticolonialistes [4]. Mais ils ne parviennent pas à intégrer l’histoire de la colonisation dans l’histoire française [5], et encore moins la question de l’esclavage.
Catherine Coquery-Vidrovitch estime que le rôle des études coloniales d’aujourd’hui, qu’elle qualifie de « postcoloniales » [6], est justement de répondre à ces questions politiques. « Ce qui rend difficile pour les Français de France de comprendre la dimension multiculturelle, et entre autres coloniales, de l’identité nationale, c’est que beaucoup ne parviennent pas à accepter comme partie intégrante de la nation les contradictions héritées du passé. C’est pourquoi il est utile d’explorer la place tenue dans l’identité française par ce qui relève du postcolonial, partie intégrante (parmi bien d’autres) de la culture et donc de l’idée nationale. » (p. 100).
C’est pourquoi, de la même façon qu’une histoire critique de Vichy a été réintroduite dans l’histoire de France [7], il faut y intégrer l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Ce n’est qu’ainsi que sera dépassée la construction réalisée par la « distinction entre “République” et “Empire colonial”, qui servit précisément d’alibi à la différence des règles politiques en vigueur entre les deux sous les IIIe et IVe Républiques » (p. 147) et se poursuit avec les DOM-TOM. C’est parce que « le racisme fut aux colonies une affaire autant culturelle que raciale (…) ; il l’est resté sous des formes à la fois héritées et adaptées » (p. 153) que les « indigènes » continuent à être stigmatisés. C’est ce qui explique la publication de l’Appel des indigènes de la République [8] qui a cependant le « tort de mélanger le passé au présent » (p. 167).
Je ne peux cependant suivre Catherine Coquery-Vidrovitch lorsqu’elle estime qu’« aujourd’hui, les populations issues de la colonisation sont parmi les plus démunies des classes populaires parce que racialement discriminées » (p. 167), car cette analyse reprend me semble-t-il les cadres coloniaux (Noirs/Blancs…) que l’auteure souhaite combattre, et qui ont été déconstruits depuis les années 1980, en particulier par les anthropologues [9].

Cet ouvrage constitue une présentation didactique des grandes questions que pose l’histoire coloniale à la société française contemporaine, que ce rapide compte-rendu ne fait qu’effleurer. Même si l’on ne partage pas toutes les convictions de l’auteure, elle propose une mise en perspective de la question coloniale d’une grande érudition qui permet de mettre en débat les vrais enjeux. Cette clarification est bien utile actuellement, lorsque les représentations coloniales sont manipulées constamment au profit de positionnements ou de politiques nauséabonds, dont le Ministère de l’Immigration et de l’identité nationale est le symbole mais dont il existe malheureusement de nombreux autres symptomes. Ce sont ces représentations qui légitiment aujourd’hui la chasse aux étrangers, menée souvent au faciès, qui menace profondément les fondements culturels et sociaux de la société française.

Simon Imbert-Vier
Texte publié sur le site d’Écologie solidaire en septembre 2009.


[1Chanson-Jabeur (Chantal), Goergs (Odile), éd., « Mama Africa » Hommage à Catherine Coquery-Vidrovitch, Paris, L’Harmattan, 2005, 480 p.

[2créé en 2007 par un groupe d’historiens, dont Gérard Noiriel, après la création du Ministère de l’immigration et de l’identité nationale.

[3Coquery-Vidrovitch (Catherine) [2009], Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Agone, 190 p.

[4Jean-Louis Miège, André Nouschi, Jean Ganiage, Annie Rey-Goldzeiguer, Charles-Robert Ageron…

[5Par exemple, un seul article concerne les colonies dans Les Lieux de mémoire, ouvrage monumental et emblématique des années 1980, publié sous la direction de Pierre Nora.

[6Bayart (Jean-François), Les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala, « Disputatio », 2010, 126 p.

[7Paxton (Robert), La France de Vichy 1940-1944, Seuil, 1973, coll. « Points Histoire », 1999, 475 p.

[8dont j’ai proposé une critique ici.

[9par exemple, Amselle (Jean-Loup) et M’Bokolo (Elikia), dir, Au cœur de l’ethnie, Paris, La Découverte, 1985 (2e éd. 1999), 227 p. Voir aussi « Des identités et des appartenances ».

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