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L’historicité. Réflexions à partir de « La Société des individus » de Norbert Elias (2011)

Conférence à l’université de Djibouti en novembre 2011.

Cette conférence étant un peu impromptue, je m’excuse par avance de la faiblesse de son appareil de références, je n’ai pas eu accès à toute ma documentation pour la préparer. Par ailleurs, je ne suis pas un spécialiste de Norbert Elias, dont l’œuvre est riche et complexe. Je souhaite simplement profiter de l’occasion qui m’est offerte de vous présenter quelques réflexions personnelles sur la question de l’historicité des sociétés humaines que me suggère la lecture d’un article théorique écrit par ce penseur en 1939.

En juillet 2007, lors d’un discours prononcé à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, le président français Nicolas Sarkozy a évoqué l’homme africain qui entrait dans l’histoire (« l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. […] Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. […] Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès »), sous-entendant qu’il n’y avait pas d’histoire africaine, que les peuples africains seraient dans un stade enfantin d’humanité. Cette déclaration a suscité de nombreuses réactions, dont je ne citerai que celles de quelques historiens spécialistes des mondes africains :
 Jean-Pierre Chrétien [2008] dir., L’Afrique de Sarkozy : un déni d’histoire (avec Jean-François Bayart, Achile Mbembe, Pierre Boilley, Ibrahima Thioub)
 Adame Ba Konare [2008] dir., Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy (avec 25 intervenants)
 Catherine Coquery-Vidrovitch [2009], Enjeux politiques de l’histoire coloniale
Il faut noter que depuis, l’histoire africaine est très modestement rentrée au programme des collèges en France l’année dernière (3 heures en 5e).
Je souhaite vous proposer une petite réflexion théorique sur pourquoi cette affirmation de la non-historicité des sociétés africaines revient de façon ontologique à nier l’humanité des Africains.

Nature/culture
Dans les années 1960-1970, en France, deux questions parallèles irriguent une partie importante des débats des philosophes, et des anthropologues que certains d’entre eux étaient devenus, celle de l’identité individuelle, c’est-à-dire de l’opposition entre l’homme social contraint et l’homme individuel libre, et le débat entre l’acquis et l’inné, c’est-à-dire de la part respective de la nature et de la culture, chez les êtres humains.

Au XVIIe siècle, René Descartes (1596-1650) a montré, par la méthode du doute, que « cogito ergo sum » (je pense donc je suis), c’est-à-dire que pour l’homme la conscience qu’il avait de sa propre identité était sa seule certitude. Il pouvait mettre en cause la réalité du monde mais pas sa capacité à le penser. C’est cette conception de l’homme libre, unique, qui inspire, pour aller très vite, le citoyen de la Révolution française, comme l’affirme la Déclaration des droits de l’homme pour laquelle les « hommes naissent libres et égaux en droits ». En conséquence, les hommes sont pleinement libres de leurs actes, des citoyens pleinement responsables, leurs différences s’expliquent principalement par leurs actions, régies par leur libre arbitre. C’est aussi cette conception qui sous-tend celle du « grand homme », du « personnage historique » comme principal acteur du discours historien.

Cette conception est ensuite mise en cause, en particulier par la psychanalyse théorisée par Sigmund Freud (1856-1939) à partir de la fin du XIXe siècle (L’interprétation des rêves, 1899, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1909, Totem et Tabou, 1913). A partir de l’étude de la personnalité psychotique, Sigmund Freud met en évidence le rôle de l’environnement humain et des traumatismes qu’il cause – en particulier au cours de la relation avec les parents – dans la formation de la personnalité. C’est la relation de l’être pensant avec d’autres êtres pensants qui détermine la personnalité, ce qui permet de proposer une autre affirmation : « Je pense donc tu es ». Je vais toujours très vite en résumant que pour Freud, la psychologie des individus se construit par l’intégration des interdits apportés par la construction sociale à des pulsions élémentaires universelles, instinctives. Ce qu’il représente par l’inconscient en quelque sorte animal filtré par le surmoi social pour arriver au moi de l’individu conscient. Cette construction est élaborée au cours de l’enfance, par l’histoire de l’individu dans ses relations avec son environnement humain, son éducation disons. Le symbole en est le « complexe d’Œudipe », présenté comme un universel humain, basé sur l’amour du petit garçon pour sa mère et sa jalousie conséquente de son père.
Outre les critiques de la psychanalyse, théorie occidentale dont on a pu dire qu’elle était l’universel des juifs viennois du XIXe siècle, d’autres penseurs remettent en cause les causes naturelles du comportement humain. Cependant ils reconnaissent néanmoins l’existence d’une constante humaine universelle qu’ils tentent de mettre en évidence. Outre les théories inspirées par le marxisme, il faut noter en particulier, les travaux de l’anthropologue Claude Levi-Strauss (1908-2009) qui insiste sur l’universalité de l’interdit de l’inceste (Structures élémentaires de la parenté, 1949) et la nécessité conséquente qu’il créé de l’échange des femmes. Cette interdiction serait à la base de la formation des sociétés. Mais cette proposition d’explication structurelle est intemporelle, elle ne propose pas de clé du mécanisme historique de son apparition.

Le deuxième thème de débat, sur les rôles respectifs de l’acquis et de l’inné dans la formation de la personnalité des êtres humains, peut être illustré par le « mythe de Tarzan ». Tarzan est le héros d’une série romanesque, créé en 1912 par l’écrivain américain Edgar Rice Burroughs (1875-1950), dans laquelle un enfant se retrouve seul dans une jungle africaine après la mort de ses parents. Recueilli par des singes, il grandi, puis découvre l’ancienne maison de ses parents, et apprend seul à parler, lire et écrire l’anglais. Par cet exploit, Tarzan démontre la force de son humanité, renforcée par son état d’aristocrate britannique, capable d’atteindre seul à la « civilisation ». Je passe sur l’ensemble des présuposés, en particulier racistes, de cette œuvre, pour simplement m’arrêter sur la situation : un enfant élevé hors de toute société pourrait, s’il disposait des outils nécessaires, devenir un être humain.
Il se trouve que cette situation fictive a des correspondances dans le monde réel, que l’on appelle les « enfants sauvages ». Un des plus célèbres, en France en tout cas, est un enfant retrouvé dans l’Aveyron en 1800, à l’âge d’environ 13 ans, qui avait survécu seul depuis environ l’âge de deux ans entre le Tarn et l’Aveyron. Incapable de parler, il est recueilli par le docteur Jean Itar qui tente de le « civiliser », de l’humaniser, c’est-à-dire de lui apprendre à parler, à respecter les conventions de base de la vie sociale de son époque, etc. Le docteur Itar a publié une description de son expérience, qu’il considère comme un échec.
Victor, c’est le nom qu’on a donné à l’enfant, meurt en 1828, en ayant peu progressé dans ces apprentissages. Il ne parle toujours pas, ou très peu, mais a appris à s’habiller, à tendre son assiette pour manger, bref, un début de communication, de relations. Il n’aurait pas eu de demandes sexuelles après sa puberté, et donc pas d’« instinct de reproduction », et n’aurait pas de sensibilité thermique du derme (il serait insensible à la sensation de chaud et de froid). Néanmoins il a évolué, affectivement et socialement, il a donc appris et s’est humanisé au contact de la société, ce qui montre que ce n’est pas un handicap naturel qui l’aurait freiné.
Les notes du docteur Itard sont republiées en 1964 par le philosophe Lucien Malson (né en 1926), dans son livre Les enfants sauvages, dans lequel il défend l’idée qu’il n’existe pas de nature humaine innée, mais au contraire que tous les aspects du comportement humain sont acquis. En 1970, cette histoire est le sujet du film de François Truffaut, L’enfant sauvage.
Cette situation nourrit des débats sur l’identification ou l’opposition entre nature et culture, entre l’inné et l’acquis. La question est de savoir qu’est-ce qui dans la fabrication de la personnalité et du comportement des individus participe de son hérédité et ce qui lui est donné par son environnement, par son histoire. Je passe rapidement sur les présuposés des débats à la sortie de la période coloniale, où les théories racistes sont discréditées mais pas anéanties (si elles le sont aujourd’hui). De nombreux penseurs envisagent des hiérarchies des cultures, les indépendances n’empêchent pas certains de toujours considérer les peuples colonisés comme étant dans une phase « enfantine » de l’humanité, qui devraient « grandir » pour « rejoindre » l’Occident.

Norbert Elias
A la fin des années 1970, en tout cas dans les sphères scientifiques, ce débat s’épuise, ou plus exactement il est dépassé. Plusieurs éléments y contribuent, comme les progrès de la biologie génétique et la démonstration des modes de transmission des polymorphismes humains non visibles (système sanguin ABO, drépanocytose, etc.), basés sur les gênes. Dans le domaine des sciences sociales, la découverte de l’œuvre de Norbert Elias tient un rôle non négligeable dans cette évolution.
Norbert Elias est un philosophe, puis sociologue, allemand. Né dans une famille juive en 1897, il s’installe en Angleterre en 1933. Il publie en 1939 à Bâle, pratiquement à compte d’auteur, un livre en allemand « Sur le processus de civilisation » (Über den Prozess der Zivilisation). A une époque où d’autres questions monopolisaient l’attention, cette œuvre est alors restée assez confidentielle, faisant cependant l’objet d’une dizaine de recensions, dont une par Raymond Aron en 1941, et elle n’est pas rééditée. Norbert Elias a ensuite une carrière difficile, puisqu’il n’obtient un poste de titulaire dans une université britannique qu’en 1954, à l’âge de 57 ans. Il fini sa vie aux Pays-Bas où il meurt en 1990.
Son œuvre est redécouverte dans les années 1970. En 1969 est publiée en français La société de cour, qui date de 1933. En 1973, est publiée en français une partie de son œuvre majeure, sous le titre La civilisation des mœurs, puis le reste, La dynamique de l’Occident, en 1975. L’ensemble est publié en anglais en 1978 et 1982.
Je ne vais pas vous parler aujourd’hui de cet ouvrage très important, mais d’une publication plus théorique, qui devait à l’origine être incorporée à Sur le processus de civilisation, mais en a été retirée pour être confiée à une revue suédoise qui n’est jamais parue. Finalement ce texte de 1939, « La société des individus » a été publié en 1987 dans un recueil comprenant deux autres textes sur le même sujet, écrits à la fin des années 1940 et en 1986. C’est un assez court texte, de 70 pages, qui propose une théorie de la société et des individus qui la compose.
Cet article dense présente, me semble-t-il, une bonne synthèse de l’apport de Norbert Elias aux questions de la relation nature/culture et du rapport inné/aquis. Je vais essayer de montrer comment il permet une « sortie par le haut » des débats que j’ai évoqués. Je ne vais pas présenter ici tous les aspects de cette étude, mais insister sur ceux qui sont en relation avec l’histoire, puis tenter d’expliquer pourquoi et comment ces propositions ont finalement été utilisées dans la sphère des sciences sociales mais assez peu par les historiens, avant de conclure sur son apport à notre question de départ : l’historicité des sociétés humaines.

Comme le dit Robert Chartrier dans son introduction à l’édition française, « le propos essentiel [… de] La société des individus est d’historiciser la manière de penser qui définit comme deux réalités distinctes, opposées, conflictuelles, le moi propre et le moi social » (p. 12). Pour le dire autrement, Norbert Elias propose une théorie permettant de concilier les deux approches, par la nature ou par la culture. Comment le fait-il, et que nous dit-il qui peut nous aider à comprendre l’universalité de l’historicité des sociétés ?

D’abord, il constate qu’il n’y a pas de premier homme, il n’y a que des évolutions collectives, même si l’on pense toujours un « commencement » en parlant de l’évolution de l’humanité. Quand nous disons que l’homo sapiens « descend » de l’homo erectus, quand nous parlons « d’origines » de l’humanité, nous abusons du langage. Il n’y a pas en fait de solution de continuité, mais un continuum des espèces, avec une différenciation très lente. Norbert Elias constate en conséquence qu’« il ne fait aucun doute que l’individu est élevé par d’autres individus qui étaient là avant lui ; il ne fait aucun doute qu’il devient adulte et vit à l’intérieur d’un groupe dans le cadre d’une totalité sociale » (p. 46) et donc « quels qu’aient été les ancêtres de l’homme, aussi loin que nous remontions, nous suivons la chaîne ininterrompue des parents et des enfants devenant à leur tour parents. […] Chaque sujet pris individuellement naît au sein du groupe qui était là avant lui ». Il en conclut que « chaque individu est par nature fait de telle sorte qu’il a besoin des autres qui étaient à avant lui pour pouvoir grandir. L’une des conditions fondamentales de l’existence humaine est l’existence simultanée de plusieurs être humains en relations les uns avec les autres » (p. 57).
Pour revenir à notre formulation de tout à l’heure et à Descartes, on pourrait résumer sa proposition par : « Je suis car nous sommes ».
Poursuivant son raisonnement, Norbert Elias insiste sur le fait que l’on ne peut pas considérer la société uniquement comme « une société d’adultes, d’individus achevés » (p. 62), et il faut inclure « dans la théorie de la société le processus d’individualisation, le devenir permanent des individus au sein de cette société » (pp. 62-63).
Les individus deviennent des personnalités uniques seulement dans le cadre du processus de socialisation, donc les individus et la société ne peuvent ni être pensés l’un sans l’autre, ni hors de la diachronie, de la succession des expériences, de l’histoire. Les sociétés humaines sont intrinsèquement, voir même de façon consubstantielle, historiques.

Norbert Elias propose dans ce texte de 1939 un moteur à l’évolution historique, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui, si l’on n’avait pas peur des anachronismes, de libéral. Pour lui, ce sont les actions différenciées et concurrentes des individus, dans leurs relations, qui ont des conséquences qu’aucune des parties n’a pensées, par exemple l’inflation. Il n’envisage pas d’autres modes possibles de relations, comme la coopération. Il conclut son texte en expliquant :
« C’est ainsi que se meut la société humaine dans son ensemble, ainsi que s’est accomplie et que s’accomplit encore l’évolution historique de l’humanité : Née de multiples projets mais sans projet, animée par de multiples finalités mais sans finalité » (p. 107-108). Il propose une conception totale de la société, celle des individus, dont elle n’est pas la somme mais le produit.

Historicité
Ce que montre Norbert Elias, c’est en quelque sorte que la culture est la nature de l’homme. Ce sont les caractéristiques biologiques de malléabilité de l’être humain, de l’individu, qui lui permettent de devenir un animal social. Par ces proposition, Norbert Elias permet de sortir par le haut du débat entre inné et acquis, en proposant une vision globale et dynamique de l’individu humain inséré dans une société en mouvement.
Ce penseur nous apporte de nombreuses pistes de réflexion, auxquelles sa société n’a pas été sensible, ce qui montre qu’il est important non seulement d’avoir de bonnes idées, mais de les avoir au bon moment.
Néanmoins, Norbert Elias est lui même une démonstration de ses théories, il est lui aussi prisonnier de son environnement culturel et de son éducation. Cela se retrouve en particulier aux quelques allusions faites aux Africains. J’en ai repérées principalement deux dans le texte. Voici la première :
« On peut discuter pour savoir dans quelle mesure les possibilités d’expressions sont limitées par certaines caractéristiques héréditaires. […] Seules des expériences précises permettraient de déterminer, par exemple, si dans la formation des sons chez un Africain il reste encore un écho de celle de ses ancêtres, même s’il est élevé […] au sein d’une société qui a une langue complètement différente » (p. 78-79).
Norbert Elias se demande alors s’il ne va pas trop loin, si, vraiment, en parlant de tous les hommes il n’exagère pas un peu, parce que les Africains, tout de même, lui paraissent bien lointains, bien étrangers. Il est, ici, un produit de son environnement culturel et social.

Comme je l’ai signalé au début de cette intervention, les historiens ont moins utilisé les travaux de Norbert Elias que les sociologues, les anthropologues ou les philosophes. Cela est peut-être du au fait que Norbert Elias semble inspiré dans sa conception de l’histoire par des historiens britanniques, très éloignés de l’école historique dominante en France, celle des Annales. Il semble se référer en particulier à Arnold J. Toynbee (1889-1975) qui a écrit une monumentale histoire des civilisations. Pour Toynbee, il existe une échelle des civilisations, avec un bas, le départ, et un haut, vers lequel les sociétés tendent. Il représente l’histoire de l’humanité comme une falaise, que les civilisations escaladent, elles y atteignent un certain niveau et chutent. Certaines sont donc plus hautes, ou plus avancées que d’autres. Bien évidemment, l’étalon de cette avancée est la société occidentale, voire britannique...
On retrouve cette notion de hiérarchie des civilisations dans le texte de Norbert Elias dont nous parlons aujourd’hui puisque selon lui, plus les sociétés sont « avancées », plus le processus d’individualisation est poussé. Il écrit :
« Cette conscience de soi [des sociétés occidentales] correspond à une structure de l’intériorité qui s’instaure dans des phases bien déterminées du processus de la civilisation. Elle se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l’individu, insurmontés mais contenus » (p. 65).
Il en arrive même pratiquement à « dé-historiciser » certaines parties de l’humanité en écrivant, dans sa deuxième mention de l’Afrique, qu’« il est des groupes – que l’on songe par exemple aux Noirs d’Afrique australe – au sein desquels la structure de base des relations entre les êtres ne se modifie presque pas pendant des siècles » (p. 82). Il les oppose aux sociétés qui « tendent curieusement à sortir de leurs propres limites », qui elles « sont historiques au sens strict du terme ».
Il me semble que nous atteignons là une limite de ce texte de Norbert Elias, non de son appareil de pensée, mais de sa capacité à l’appliquer, en 1939, au delà des préjugés anthropologiques de l’Occident colonisateur.
Il faut cependant insister sur la complexité de la position de Norbert Elias, qui doute de la « civilisation africaine » par moment, lie la complexité des fonctions relationnelles, et donc l’avancée du « processus de civilisation », à l’avancée de la division du travail, mais précise que « même dans les sociétés les plus primitives que nous connaissons, il existe une forme de répartition des fonctions entre les hommes » (p. 85) et donc affirme aussi l’universalité de sa proposition.

Les historiens et les anthropologues ont insisté ces trente dernières années sur le fait que les sociétés africaines, comme toutes les sociétés, ont une histoire, sont un moment dans un processus historique en cours. Je pense en particulier, pour ce qui concerne la France, à trois ouvrages. Celui dirigé par Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo en 1985, Au cœur de l’ethnie, qui propose une « déconstruction » du concept d’ethnie, et deux ouvrages co-dirigés par Jean-Pierre Chrétien. L’un avec Gérard Prunier en 1989, Les ethnies ont une histoire, et l’autre avec Jean-Louis Triaud en 1999, Histoire d’Afrique. Les enjeux de mémoire. On peut aussi faire référence à l’anthropologue américain Igor Kopytoff, qui publie en 1987, The Internal African Frontier : the Making of African Political Culture, où il propose une théorie historicisée de la formation ethnique, illustrée, par exemple, par la contribution de Lee Casanelli sur la « somalisation » de bantuphones dans le Juba.
Ce que nous montrent ces ouvrages c’est que les sociétés africaines, comme les autres, sont toujours des constructions sociales, et donc des individus pour reprendre Norbert Elias, historiquement construites, qui représentent un moment dans une dynamique diachronique.

Ni l’homme africain, pour revenir au président Sarkozy, ni la femme africaine d’ailleurs, n’ont à entrer dans l’histoire, il y sont de plein pied, depuis toujours. Outre la démonstration interne que je vous ai proposée, cette évidence se confirme de l’extérieur avec les travaux de l’important courant historiographique qui se dénomme « world history », ou « global history », à partir des années 1980 aux Etats-Unis, mais aussi en France où l’on parle d’« histoire connectée », avec par exemple les travaux de Sanjay Subrahmanyam, Serge Gruzinski, Jean-Paul Zuniga… Après les apports théoriques de Cheikh Anta Diop, ils confirment en particulier l’insertion de l’Afrique dans la mondialisation, dans les réseaux tant commerciaux que culturels, au moins depuis l’Antiquité. Mais ce serait en soi l’objet d’une autre conférence.

Pour conclure celle-ci, j’espère vous avoir convaincu de l’historicité intrinsèque des sociétés africaines. Ces sociétés en mouvement, ces dynamiques, n’ont pas été comprises au cours de la situation coloniale. Les administrations ont cherché à décrire les sociétés, en mélangeant des informations locales et des représentations construites dans divers aller-retours qui ont conduit à l’« invention de l’ethnie ». Basées sur des constructions locales, ces pratiques nient l’histoire en figeant les représentations. Il existe bien sûr des sociétés et des groupes sociaux africains, mais ils sont engagés dans une dynamique, dans une histoire, comme nous l’avons vu, que des ethnies conçues comme figées ne permettent pas de penser.
C’est pourquoi j’estime que l’on ne peut plus parler de sociétés « traditionnelles », ni à propos de l’Afrique, ni ailleurs. Je pense par exemple à l’ouvrage d’Anne-Marie Thiesse, de 1999, La création des identités nationales - Europe XVIIIe-XXe siècle qui détaille l’invention des traditions en Europe centrale au XIXe siècle par des folkloristes aux objectifs politiques clairement affichés. Les traditions ne sont qu’une représentation historiquement datée que se donne une société ou qu’on lui impose. Elles ne peuvent pas être des réalités intangibles, car cela reviendrait à nier toute évolution historique aux sociétés qui les portent, et donc, comme j’espère vous en avoir convaincu, toute humanité.

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