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République, musulmans, terrorisme et justice (2016)

À la suite des attentats meurtriers de 2015, des termes apparus dans les débats rappellent des temps que l’on croyait disparus. L’on pouvait penser que le poids politique des constructions religieuses et du nationalisme, sources et logiques des conflits qui ont marqué les IIIe et IVe Républiques (guerres mondiales, colonisation…), étaient derrière nous tandis que la construction européenne marquait le passage à des conceptions moins chauvines de la nation et permettait l’élaboration d‘une société commune. Le retour de pratiques et de catégories que l’on espérait caduques dans nos sociétés ne peut que nous interroger, au-delà des inquiétudes du présent.
En ce qui concerne la France, une situation présente des similitudes avec aujourd’hui : la guerre d’Algérie. C’est en 1955 qu’a été créé l’état d’urgence maintenu en métropole jusqu’en mai 1963 [1] ; c’est alors que les populations civiles subissaient le « terrorisme » pratiqué par tous les camps et combattu par une justice d’exception et des pratiques policières exorbitantes, dans une répression attentatoire aux droits et libertés ; c’est alors que les « musulmans » se virent collectivement retirer la nationalité française…
Le propos de ce court texte, né de la stupéfaction causée par les évolutions actuelles, est de tirer quelques fils entre ces événements et la situation d’aujourd’hui pour nourrir des débats qui aident à penser ce qui nous arrive. Sans rechercher des continuités entre des situations très différentes, c’est une réflexion sur le sens de quelques mots.

République et musulmans
Jusqu’à 1958, la République française connaît des citoyennetés différentes selon ses nationaux. Les femmes et les sujets coloniaux sont des non-citoyens, dépourvus de droits politiques. Après que les femmes en métropole obtiennent la citoyenneté en 1944, les sujets français deviennent citoyens en 1946 avec la suppression du statut juridique de l’« indigène » [2] puis la Constitution de la IVe République, mais la législation instaurant le « double collège » dans les colonies y créé deux catégories de citoyens. Ce n’est qu’en 1956 (et même 1958 en Algérie, où les femmes obtiennent alors seulement le droit de vote) que les statuts politiques des citoyens sont unifiés : il n’existe plus alors juridiquement qu’une seule catégorie de Français (exceptés les mineurs) avec les mêmes droits et devoirs civiques sur l’ensemble des territoires soumis à la souveraineté nationale. Cependant, des statuts civils différenciés sont maintenus (en particulier concernant l’état civil et le mariage ; les femmes n’obtiennent la possibilité de travailler ou d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari qu’en 1965…).

Après l’expérience des conquêtes de la Révolution, puis de l’empire napoléonien, où les territoires annexés deviennent des départements soumis à l’uniformité théorique d’une rationalité juridique commune et dont tous les habitants relèvent du Code civil [3], la monarchie française entreprend la conquête du nord de l’Algérie actuelle en 1830, et l’annexe en 1834.
Lors de la conquête d’un territoire, ses habitants sont vus comme y étant attachés et suivent son statut juridique. C’est pourquoi en 1862, la cour d’appel d’Alger constate qu’en « droit international […] tout regnicole du pays conquis revêt par le seul fait de l’annexion la nationalité du pays au profit duquel l’annexion est faite » [4] ; elle en conclut que tous les habitants des territoires constituant l’Algérie au moment de l’annexion sont français [5].
En 1865, un senatus-consulte confirme ce constat, et ajoute une précision en affirmant que « l’indigène musulman est français » ainsi que « l’indigène israélite ». En 1870, le « décret Crémieux » exploite cette distinction en attribuant la citoyenneté aux seuls « israélites indigènes des départements d’Algérie », qui ne sont alors plus « indigènes ». C’est l’accumulation de ces définitions et impositions qui transforme les « Algériens non juifs » en « musulmans français », puis en « Français musulmans d’Algérie » après la Seconde Guerre mondiale. Le « musulman » est défini en creux, en opposition à une attribution positive, celle des pratiquants du judaïsme. Cette approche est confirmée par la cour d’appel d’Alger, qui affirme en 1903 qu’un indigène algérien de religion catholique est bien « musulman », terme qui « n’a pas un sens purement confessionnel » [6].

Tous les français d’Algérie deviennent juridiquement des citoyens de plein droit en métropole entre 1947 et 1962 [7]. Lors de l’indépendance algérienne, la réactivation de la différence se réalise en partie par un biais juridique, l’utilisation du statut civil. C’est à nouveau, à rebours, la qualification de « musulman », toujours basée sur le statut civil et non la pratique religieuse, qui retire la nationalité française à environ dix millions d’Algériens [8].
En 1962, le « Français musulman » en France n’est pas un « rapatrié » [9] mais un « réfugié », sans que cette distinction soit portée par une base juridique ferme [10]. Cette division est symboliquement validée en 1961 avec l’imposition du statut civil de droit commun aux Français de « statut personnel israélite » [11] : quelques milliers de juifs de la région du M’Zab, au sud de l’Algérie, qui n’avaient pas été saisis par le décret Crémieux [12]. « Cette mesure permettait de clarifier qui était qui en Algérie : elle renforçait la séparation entre les Algériens qui étaient “européens” (une catégorie comprenant désormais la totalité des juifs algériens), et ceux qui ne l’étaient pas (qui du coup étaient véritablement des Algériens) » [13].
Ainsi, après l’indépendance algérienne, qui remobilise les catégories créées durant la colonisation, l’assimilation entre « musulman » – ou « Français musulman » – et « maghrébin » est maintenue dans les dénominations [14] ; elle reste encore très largement présente dans les représentations du « musulman » en France.

Terrorisme et justice
D’après une définition proposée par Raymond Aron, « une action violente est dénommée terrorisme lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques » [15]. Sa pratique en temps de guerre est courante, ainsi les bombardements massifs de la Seconde Guerre mondiale (Coventry, Dresde, Hiroshima…).
Deux types de terrorisme sont souvent distingués, celui du haut exercé par les États et celui du bas pratiqué par des organisations non étatiques [16], opposants illégalistes de l’État. Cependant la distinction peut être floue, l’État absent… Le terme lui-même serait inspiré de la Révolution française. Dans un grand nombre de situations modernes, le « terrorisme » frappe principalement les populations civiles.
La qualification de « terroriste » est par ailleurs fréquemment utilisée par les États pour discréditer des adversaires politiques, ou des combattants utilisant des techniques de guérilla, et rendre leur action illégitime. Ce fut le cas pour les militants corses ou d’extrême gauche ou, durant la Seconde Guerre mondiale, pour les résistants. Durant la guerre d’Algérie, c’est ainsi qu’étaient désignés par l’État et la justice les militants du FLN et de l’OAS, qui pratiquaient en effet attentats et assassinats de civils [17], mais non l’armée et la police qui torturaient et assassinaient également [18]. Cet usage politique du mot brouille sa signification, alors que simplement, comme le rappellent Gérard Chaliand et Arnaud Blin, « l’usage de la terreur sert à terroriser » [19].

Les « pouvoirs spéciaux » sont instaurés en Algérie en mars 1956, et étendus en métropole en juillet 1957. Aux pratiques d’investigation et de répression de la police et l’armée – qui ne respectent ni le droit, ni les droits dans des procédures souvent « extrajudiciaires » – s’ajoute une justice particulière, à seule fin répressive, soumise à la logique de guerre [20] et en partie assurée par des militaires. À ces dispositifs répressif s’ajoutent des privations administratives de liberté, avec des « assignations à résidence » et la création de camps d’internement [21].
A la fin de la guerre d’Algérie, la répression frappe l’OAS comme le FLN, avec les mêmes outils exorbitants et les mêmes violations des droits. Plusieurs instances judiciaires spéciales sont mises en place pour juger les opposants [22], jusqu’à la Cour de sûreté de l’État créée en janvier 1963, qui instaure « un régime pénal sévère à vocation permanente » [23] sans situation de guerre.
Cinq ans après la suppression de la Cour de sûreté de l’État en 1981, la qualification juridique de « terrorisme » – toujours liée au marqueur de la répression politique qu’est l’« association de malfaiteurs » – est créée en France en 1986, après plusieurs attentats, puis élargie [24] jusqu’à la criminalisation de l’« apologie du terrorisme » en 2014 qui ouvre une porte au délit d’opinion. Il ne s’agit alors plus de punir, mais de prévenir et empêcher des actions « terroristes », avec des pratiques plus administratives et policières que judiciaires [25], peu respectueuses des droits fondamentaux (liberté d’opinion, droit à la vie privée…).

Un État de droit ?
Alors que l’article 4 de la loi du 3 avril 1955 prévoyait explicitement l’interruption de l’état d’urgence en cas de dissolution de l’Assemblée nationale, il est maintenu après la dissolution du 9 octobre 1962. Alors que l’Algérie était une partie intégrante du territoire français, et que le référendum du 8 janvier 1961 s’est déroulé sur l’ensemble du territoire national, seuls les citoyens de métropole sont consultés lors du référendum du 8 avril 1962 approuvant les accords d’Évian. Le 1er juillet, ce sont les citoyens de métropole qui sont exclus du vote sur l’indépendance. Le référendum du 28 octobre 1962, instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel, se déroule malgré l’opposition du Parlement et en dépit des dispositions de la Constitution.
Au-delà des pratiques illégales et des atteintes aux droits et libertés commis par les organes de répression de l’État, les premières années de la Ve République se déroulent dans une violation continue du droit formel, au nom de l’intérêt et la sécurité de la nation. Les projets du gouvernement Hollande-Valls, sur la déchéance de nationalité ou la révision du Code de procédure pénale (créé en 1957), qui tentent de « légaliser » des pratiques et procédures contraires aux principes démocratiques ne relèvent-ils pas d’une démarche comparable ? Les héritiers de François Mitterrand, qui dénonçait un « coup d’État permanent » en 1964, ont oublié ce message de leur mentor.

Simon Imbert-Vier, février 2016


Pour aller plus loin
 Raymond Aron [1962], Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Levy.
 Emmanuel Blanchard [2011], La police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau monde, 448 p.
 Raphaëlle Branche [2001], La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 474 p.
 Gérard Chaliand et Arnaud Blin (dir) [2004], Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Al Qaida, Paris, Fayard, 668 p. (2e éd. Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daech, Paris, Fayard, 2015, 750 p.)
 Vanessa Codaccioni [2015], Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 316 p.
 Aurélien Lignereux [2012], L’Empire des Français, 1799-1842, Paris, Points Histoire, 419 p.
 Isabelle Merle [2004], « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, vol. 17, n° 66, p. 137-162 [www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2004_num_17_66_1019]
 Gérard Noiriel [1988], Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, rééd. Point Histoire 2006, 451 p.
 Mohamed Sahia Cherchari [2004], « Indigènes et citoyens ou l’impossible universalisation du suffrage », Revue française de droit constitutionnel, n° 60, 2004, p. 741-770 [www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RFDC_060_0741]
 Todd Shepard [2008], 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 416 p.
 Alexis Spire [2003], « Semblables et pourtant différents. La citoyenneté paradoxale des “Français musulmans d’Algérie” en métropole », Genèses, n° 53, p. 48-68 [www.cairn.info/revue-geneses-2003-4-page-48.htm]
 Alexis Spire [2005], Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 406 p.
 Sylvie Thénault [2001], Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 347 p.
 Sylvie Thénault [2007] « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le mouvement social, n° 218, p. 63-78 [www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2007-1-page-63.htm]
 Sylvie Thénault [2012], Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacobs, 381 p.
 Patrick Weil [2002], Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 408 p.

Textes législatifs
 Loi n° 55-385 du 3 avril 1955, instituant un état d’urgence et en déclarant l’application en Algérie.
 Loi n° 56-258 du 16 mars 1956, programme d’expansion économique, de progrès social et de réforme administrative, de rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire.
 Loi n° 57-832 du 26 juillet 1957, programme d’expansion économique, de progrès social et de reforme administrative, de rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire.
 Loi n° 61-805 du 28 juillet 1961, relative à la constitution de l’état civil des français des départements algériens et des départements des oasis et de la Saoura, qui ont conservé leur statut personnel israélite, et à leur accession au statut civil de droit commun.
 Loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961, relative à l’accueil et à la réinstallation des Français d’outre-mer.
 Ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962, relative à certaines dispositions concernant la nationalité française, prises en application de la loi n° 62-421 du 13 avril 1962 .
 Loi n° 63-22 du 15 janvier 1963, modifiant et complétant le code de procédure pénale en vue de la répression des crimes et délits contre la sûreté de l’État.
 Loi n° 63-23 du 15 janvier 1963, fixant la composition, les règles de fonctionnement et la procédure de la cour de sûreté de l’État instituée par l’art. 698 du code de procédure pénale.
 Loi n° 81-737 du 4 août 1981, portant suppression de la cour de sûreté de l’État.
 Loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986, relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État.
 Loi n° 96-647 du 22 juillet 1996, tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire.
 Loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006, relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers.
 Loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.


[1Thénault [2007].

[2Merle [2004].

[3Lignereux [2012], chapitre 8.

[4Cité dans Sahia Cherchari [2004], note 15, p. 746.

[5La base de la législation définissant les Français est la loi de 1889 qui, outre le droit du sang, impose le « double droit du sol » (Noiriel [1988] ; Weil [2002]).

[6Cité dans Weil [2002], p. 235.

[7Spire [2003], Blanchard [2011].

[8Ordonnance du 21 juillet 1962, voir Shepard [2008], chap. 5 et 8. L’Algérie comptait plus de onze millions d’habitants en 1961.

[9Les « rapatriés » relèvent de la loi du 26 décembre 1961, qui prévoit la mise en œuvre de la solidarité nationale pour les Français qui ont dû quitter un territoire antérieurement sous domination française.

[10Shepard [2008], chap. 8.

[11Loi du 28 juillet 1961 qui impose la constitution d’un état civil et l’utilisation de noms patronymiques. Le statut personnel israélite autorisait en particulier la polygamie et la répudiation des femmes, qui n’avaient par ailleurs pas accès à l’héritage.

[12Annexé en 1882, le M’Zab ne faisait pas partie des territoires français en 1870.

[13Shepard [2008], p. 318.

[14Spire [2005], p. 236.

[15Aron [1962], p. 176.

[16Introduction à Chaliand et Blin [2004].

[17Le FLN aurait tué 16 000 « musulmans » et 2700 « européens » (Shepard [2008], chap. 1).

[18Branche [2001].

[19Chaliand et Blin [2004], p. 12.

[20Thénault [2001], p. 89.

[21En dépit de leur interdiction explicite par l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 instaurant l’état d’urgence. Voir Thénault [2012], chap. 12.

[22L’arrêt « Canal » d’octobre 1962 annule la création et toutes les décisions de la Cour militaire de justice, qui opère néanmoins jusqu’en mars 1963 (Thénault [2001], chap. 12 ; Codaccioni [2015], chap. 1). De Gaulle gracie cependant Canal, bien que sa condamnation soit illégale…

[23Codaccioni [2015], p. 49.

[24Le Conseil constitutionnel censure cependant la volonté d’intégrer, par la loi du 22 juillet 1996, l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers parmi les qualifications terroristes (décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996).

[25Codaccioni [2015], chapitre 5.

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